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Tu n’es pas une victime passive, Albert, ça n’est pas ton genre. Tu vas de ville en ville, de meublé en palace, tu changes sans cesse d’adresse. Démobilisé de la légion étrangère, tu ne te rends pas au Camp des Mille où tu es convoqué, la liste noire du préfet des Alpes-Maritimes te mentionne.

Tu voyages léger Albert Neustadt, tu te déplaces vite. Dans la malle arrière de la Chrysler, une valise. Dans la boite à gants, ton portefeuille, un paquet de cigarettes et un briquet, des cartes routières. Les palaces, les villas du Mont-Dore, les appartements dans des quartiers chics à Paris, mais aussi des planques à Pigalle, à Marseille la rue Tubaneau, une ruelle sombre et humide entre Vieux-Port et Canebière. Une autre adresse à Marseille, Cours Lieutaud non loin de là.

Albert, ta fausse carte d’identité au nom d’Eugène Savary mentionne que tu mesures 1,80 mètre, que tu as les cheveux noirs, les yeux châtains, le teint « mat ». Tu es grand, mince, pas trop mal de ta personne. Célibataire. A 40 ans passés ? Étonnant, d’autant que tu es riche et sans doute issu d’une bonne famille allemande de Posen (Poznan aujourd’hui). Tu dois être un noceur, ou alors homosexuel. Ou bien trop timide pour aborder une femme ? Ne trouvant pas chaussure à ton pied, attendant le bon parti, celui qui conviendra à ta mère ? Peut-être tiens-tu trop à ta liberté ? Ta fausse carte dit « Nationalité française ». Tu parles donc français, mais aussi allemand, et sans doute polonais. Et le yiddish de tes parents ? Évite, oublie. De nos jours, tu ferais une belle carrière de cadre sup à l’international. La carte dit aussi, pour ta profession, « Teinturier ». Tu dois t’y connaître en tissus et en couleurs, Albert, si l’on t’interrogeait. Le métier de ton père, une teinturerie familiale ? Une grosse affaire, à en croire les virements bancaires dans ton portefeuille… Mais tout ça est derrière toi, Albert, tu regardes dans le rétroviseur de la Chrysler, et déjà ça s’éloigne. Concentre-toi sur la conduite, et attention aux contrôles. Souviens-toi : tu t’appelles Eugène Savary, tu es français.

A Nice, tu loues un bel appartement bourgeois mitoyen d’un palace, avenue des Fleurs. Tu te caches, Albert Neustadt, tu effaces tes traces comme le fugitif que tu es. Fais attention à chaque détail. Tu es allemand, mais tu es surtout juif. Dans la France occupée, c’est un double handicap. Méfie-toi de tes voisins, ils voudront te dénoncer, te jouer un tour fatal. Parle le moins possible, et ne t’attarde pas. Arrange-toi pour te faire oublier.

Pas de chance, en septembre 1943, les Italiens ont quitté la ville, la Gestapo est vite à ta porte : Alice Meckert dite « Alice la Blonde », dite « La Panthère rouge », une jolie tueuse, la maîtresse de plusieurs gradés de la SS. Elle était à Paris en même temps que toi, à Marseille idem, c’est comme si elle te suivait à la trace, c’est étrange...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un matin, elle débarque avec trois autres gestapistes, ses hommes de main. Tu leur échappes comme par miracle : quatre étages descendus en catastrophe par la gouttière de l’immeuble. Une patte cassée, une balle dans la jambe, mais tu sauves ta peau. On ne te mène pas facilement à l’abattoir, Albert Neustadt. Tu résistes.

Document sur l'héritage d'Albert
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