Tu t’appelles Albert Neustadt, tu es né le 14 mai 1903 à Posen en Prusse Orientale, aujourd’hui Poznan en Pologne. Tes parents étaient Adolf Neustadt et Rebecca Hamburger. Tu es juif, allemand, tu fais partie de cette communauté juive allemande de Posen qui est là depuis 1793, et qui se sent tout autant allemande que juive, et peut-être plus encore allemande que juive sur ce sol polonais. Tu avais 11 ans au début de la première guerre mondiale, 15 ans à la fin. Tes parents, comme la très grande majorité de l’importante communauté juive allemande de Posen, ont cru dans la victoire de l’Allemagne. Tu as peut-être participé, avec d’autres enfants juifs allemands de la ville qui ne comportait pas d’allemands catholiques, à la cérémonie consistant à planter un clou d’or dans la statue d’Hindenburg sur la Wilhemsplatz. Et puis, à la défaite, il y a eu le grand soulèvement polonais de Posen. Pour vous les juifs, les choses ses sont terriblement dégradées, les Polonais vous ont doublement détestés, comme Allemands et comme juifs. Beaucoup ont commencé à émigrer après la prise de la ville et d’une grande partie de la province, durant l’hiver 1918-1919, par les Polonais. Il y a eu des juifs emprisonnés, tués. Tes deux frères ont émigré tôt sans doute, Rudolf à Buenos Aires, Léo en Palestine. Toi, tu pars en Suisse. Tes parents, nous le savons, étaient morts avant 1938. En 1930 il y avait encore 3000 juifs à Posen. En 1940… plus aucun. Toi, pourquoi n’as-tu pas quitté l’Europe ? Pourquoi te trouvons-nous au volant de ta Chrysler (immat. 2132 E) à Berne en juillet 1933 (City Hôtel), à Paris en janvier 1934 (2 square Léon Guillot chez « Monsieur Hirsch »), à Saarbrück en novembre 1934 (tu voyages) ? Et que fais-tu à Metz (Hôtel Royal) puis à Strasbourg (Grand Hôtel National) en janvier 1938 ? Tu y reçois des lettres de Rudolf, qui désormais se fait appeler Rodolfo, en provenance de Buenos Aires : tu fais suivre ton courrier de palace en palace. ? Que fais-tu en 1939 à Paris (Pigalle, puis rue Campagne première, rue Richer dans le 9ème, tu as la bougeotte) ? Es-tu insouciant ? Ou trop attaché à l’Europe pour la quitter ? Tu as pourtant de l’argent, tu pourrais aisément émigrer. Tu ne sembles pas prendre la situation très au sérieux.